Voici l’une des Ferrari de compétition les plus « utilisables » et les plus connues des débuts de la marque. C’est l’un des trois modèles 625 TF (Targa Florio, la grande course de Sizilian pour laquelle cette voiture était prévue à l’origine)à moteur 4 cylindres à double arbre à cames en tête de 2, 5 litres construits qui fit ses débuts publics le 29 juin 1953, dans le Grand Prix de l’autodrome de Monza, en Italie, pilotée par la nouvelle recrue britannique de la Scuderia Ferrari – l’écurie d’usine – le futur champion du monde de Formule 1, Mike Hawthorn. Portant à cette occasion le numéro 16, la voiture était menée par le « Farnham Flyer », comme on surnommait Hawthorn, à la quatrième place, derrière une concurrence redoutable, la Ferrari 250 MM 3 litres de « Gigi » Villoresi, la Lancia D23 de Felice Bonetto et la Ferrari 250 MM Spider Vignale de l’ancien champion du monde, le Dr « Nino » Farina. L’ordre d’arrivée fut le même dans la seconde manche et au classement général.
Chacune des trois Ferrari 625 Targa Florio connut par la suite des modifications de numéro et de carrosserie, mais de ce trio, la voiture présentée ici est de fait la plus limpide, possédant aujourd’hui ce qui est probablement l’historique spécifique le plus clair des trois, et on connaît son histoire détaillée de 1953 à 2018 – étalé sur pas moins de 65 années.
Après avoir été pilotée par Mike Hawthorn à cette quatrième place du classement général à Monza, la voiture était à nouveau engagée par l’écurie Ferrari, cette fois confiée à l’étoile montante de Biella, Umberto Maglioli, pour courir dans la VIIa Coppa d’Oro delle Dolomiti – la coupe d’or des Dolomites – une compétition sur route autour du massif montagneux du nord-est de l’Italie. Portant le numéro 90, la voiture terminait troisième aux mains expertes de Maglioli.
En fait, Antoine Prunet et Franco Lombardi, les experts reconnus en matière de Ferrari à moteur en ligne, considèrent que cette voiture particulière a vraisemblablement été réalisée sur le tout premier prototype du Spider « d’usine », qui avait été construit à l’origine avec une carrosserie au style pour le moins controversé, faite à la main par la carrozzeria Autodromo.
Cette carrosserie n’avait jamais eu les faveurs de M. Ferrari lui-même, qui la considérait comme une erreur. À l’époque, au printemps 1953, le châssis de cette voiture n’avait certainement pas reçu de numéro, servant plutôt de mulet d’essai et de développement et en tant que tel n’avait jamais été complètement mis au point ni testé.
M. Ferrari demanda alors à l’un de ses sous-traitants préférés, Alfredo Vignale, de recarrosser ce châssis, sur un dessin de son styliste attitré, le Turinois Giovanni Michelotti. C’est sous cette forme, avec une carrosserie flambant neuve et initialement doté d’un 4 cylindre 2, 9 litres, que la voiture fut préparée et emmenée à Monza, à temps pour la session finale des essais précédant le Gran Premio dell’Autodromo. Mike Hawthorn, son pilote officiel, arriva directement du Grand Prix de Rouen-Les Essarts en France, où il avait piloté une monoplace 625 F1 de Formule 1 et avait terminé second derrière Farina, offrant un doublé mémorable à Ferrari dans une course de monoplaces.
Entre temps, le moteur 2, 9 litres avait été transféré sur le nouveau spider Targa Florio jumeau d’Ascari – châssis numéro 0302TF – et avait été remplacé dans notre châssis par un groupe mécanique 2, 5 litres de 625. Après cette première sortie, le nez de la carrosserie du Spider Vignale d’Hawthorn avait été modifié, très probablement par Scaglietti, le carrossier spécialisé local de plus en plus apprécié par Ferrari, et la voiture était réapparue avec une calandre de radiateur plus petite au départ de la Coppa d’Oro delle Dolomiti à Cortina d’Ampezzo.
Umberto Maglioli amena rapidement la voiture à une excellente troisième place, derrière la Ferrari 250 MM Spider Vignale de Paolo Marzotto et la Lancia D20 d’usine de Piero Taruffi.
Marzotto se rappelait en ces termes de la 625 TF : « J’avais essayé la 4 cylindres et il ne faisait aucun doute que ce pouvait être la voiture pour remporter les Dolomites. Elle était légère, agile et avait un couple énorme. Sur les routes irrégulières de la course c’était la voiture idéale. J’ai donc dit à Ferrari que j’avais l’intention de courir avec elle, mais je ne réussis pas à le convaincre. Il insista pour me faire courir sur une douze cylindres. J’étais vraiment énervé sur le coup et j’ai dit « comme vous voulez, je vais conduire la 12 cylindre, je vais prendre la tête, je m’arrêterai 10 m avant la ligne d’arrivée et je laisserai Taruffi me doubler puisqu’il sera derrière moi et Maglioli ». Ferrari sourit et répondit, « Vous passerez la ligne d’arrivée et vous ne vous arrêterez pas. Vous gagnerez devant Taruffi et Maglioli, je vous le dis ». Il avait raison. J’ai été tenté de m’arrêter pour fanfaronner, mais Ferrari savait que lorsqu’un pilote en arrivait là, il n’allait pas laisser passer la victoire… »
Umberto Maglioli avait été tout aussi impressionné par cette 625 Targa Florio, et se souvenait : « C’était une voiture agile avec une bonne tenue de route, j’en étais très content et je visais la victoire, même si Marzotto était en état de grâce. Vers la fin, mon moteur avait perdu un peu de puissance et j’ai dû laisser la seconde place à Taruffi qui était en train de remonter, mais il était clair que la voiture était bonne et qu’elle était parfaite pour les routes les plus tortueuses ».
Le 19 juillet 1953, Maglioli réapparut au volant de la voiture pour la course de côte de Susa-Monte Cenisio, mais ne termina pas, après quoi elle fut vendue au pilote propriétaire argentin Luis Milán.
Avant de lui être expédiée, la voiture subit une révision complète à l’usine. Les recherches d’Antoine Prunet dans les archives de Ferrari pour son chef-d’œuvre à venir « Ferrari In Linea » – co-écrit avec Franco Lombardi – lui permirent de repérer l’assemblage d’un moteur 2, 9 litres avec carter et couvre-culasse en Elektron. Les rapports d’essais au banc du moteur faisaient état d’une puissance maximale de 199, 3 ch à 5 800 tr/min avec un couple de 168, 4 kg à 4 000 tr/min.
Il semblerait que ce soit à ce moment-là que le numéro de série 0304TF de la voiture d’usine à l’époque fut modifié pour devenir 0306TF. On peut seulement supposer que ce fut dans un but de clarification pour les douanes, en vue de son expédition à Luis Milán en Argentine. En fait, comme on le voit ici, les deux numéros sont frappés sur le châssis et il ne fait aucun doute que ces frappes sont d’époque.
Juste après Noël 1953, repeinte en marron avec le soubassement gris et de légères modifications à la carrosserie, parmi lesquelles une goulotte de remplissage de réservoir extérieure et des extracteurs remodelés, la voiture fut embarquée à Gêne pour Buenos Aires, et arriva à temps pour les 1 000 Km de la ville comptant pour le championnat du monde des voitures de Sport, le 24 janvier 1954. Elle portait des plaques provisoires en carton avec l’immatriculation Bo 29405.
Luis Milán, un tanneur d’Avellaneda, dans la province de Buenos Aires, prit immédiatement possession de sa voiture et – avec Elpidio Tortone comme copilote – termina à une très honorable cinquième place au classement général de cette grande classique de 1 000 Km.
Ce succès international fut suivi d’une longue et active carrière en course en Argentine au cours de laquelle Luis Milán finit second au Grand Prix d’Otoño à Mar del Plata en 1954, quatrième au Premio Invierno à Buenos Aires, sixième au Premio Independencia, puis troisième à la course de printemps, et troisième, quatrième et cinquième dans une série de courses à handicap à Buenos Aires en fin d’année.
Au cours de l’année 1955 Milán/Tortone terminèrent huitièmes de leur second 1 000 Km International de Buenos Aires, et Milán poursuivit avec une seconde place au Grand Prix Anniversario à Mar del Plata et à une autre épreuve sur l’autodrome de Buenos Aires, puis huitième à Rosario. À la suite du Premio Invierno, la voiture fut repeinte en noir (les panneaux ouvrants) et jaune, puis à partir de juillet 1955, elle fut repeinte en rouge. Elle prit les troisièmes places aux Premio Invierno et Independencia.
Milán prit E. Capotosi comme copilote aux 1 000 Km International de Buenos Aires de 1956, et, pour la première fois, ne termina pas – abandonnant au 44e tour. Mais aux 500 Miles de Rafaela, Milán termina cinquième, puis second dans l’épreuve Inferno à Buenos Aires, avant de remporter le Premio Primavera de 1956 au même endroit le 12 octobre.
Par la suite, Luis Milán fit l’acquisition d’une Ferrari 375-Plus 4, 9 litres avec laquelle il devint Champion d’Argentine, ayant revendu 0304TF/0306TF à Alvaro Piano, un banquier portugais installé à Buenos Aires. Conservant toujours les plaques italiennes « provisoires » Bo 29405 de 1953, la vieillissante 625 Targa Florio fut engagée en compétition par Piano en Argentine et au Brésil et allait encore apparaître à deux reprises au championnat du monde des voitures de Sport pour les 1 000 Km de Buenos Aires, bien qu’elle ne prît pas le départ lors de l’épreuve de 1957 et dut abandonner dans l’édition de 1958. Dans les deux cas le copilote de Piano était un certain F. Bruno. Les résultats de Piano au volant de la voiture en 1957 comprennent une troisième place au Premio Cinquentenario au Brésil, une bonne troisième place aux 500 Miles de Rafaela et une nouvelle troisième place à l’épreuve Primavera sur l’autodrome de Buenos Aires.
Deux quatrièmes places furent assurées par la voiture en 1958, avant que le malheureux Alvaro Piano perde la vie dans un accident d’avion. Cette 625 Targa Florio fut alors achetée par l’étoile montante d’Argentine, le pilote Nestor Salerno, qui l’amena à la seconde place dans la course de San Carlos à Colonia en 1959 et troisième dans le Premio 1810 sur l’autodrome de Buenos Aires en 1960, malgré l’évidente fragilité croissante de la voiture vieillissante.
En 1961, Salerno courait avec la voiture dans les courses nationales de Coches Special Fuerza Libre (Formule libre), continuant en 1962, avant de vendre la Ferrari avec deux moteurs, un 3 litres (installé) et un 2, 5 litres de secours, à César Rivero. Celui-ci monta le plus petit moteur dans un bateau de course qu’il fit courir avec succès, tandis qu’avec la voiture il gagnait à deux reprises et prenait trois secondes places et deux troisièmes places dans des épreuves Fuerza Libre en 1963.
Après avoir terminé troisième à la course de Campo Grande à Asuncion, au Paraguay, en mai 1963, César Rivero vendit la voiture – cette fois sans moteur – à un passionné, Ernesto Pablo Dillon, qui l’échangea contre une 250GT appartenant à un italien. Après des années de négligence en Argentine et en Italie où elle était revenue, la 625 Targa Florio fut finalement redécouverte par l’historien Ferrari Franco Lombardi dans une casse à Naples.
Il se souvient : « C’était en 1974 ou 75, j’étais en contact avec un type sympathique – Raffaele Ruggiero – un passionné d’automobile du coin, un marchand et concessionnaire qui avait localisé quelques bonnes GT pour moi à Naples. Un jour, il m’appelle : « Franco j’ai trouvé une vieille Ferrari de course, une barquette Sport rouillée dans une casse de la région. Ça t’intéresse ? ». Oui, répondis-je, c’est quel type de moteur ? « C’est un V12, mais il est différent de tous les V12 Ferrari que j’ai vus ». OK, j’arrive jeter un coup d’œil ».
« Quelques jours plus tard, j’atterrissais à Naples et Raffaele me prit à l’aéroport pour m’emmener sur place. La voiture avait quitté la casse et le propriétaire l’avait déménagée dans un petit garage au cœur de la vieille ville. Nous circulâmes dans un dédale de petites ruelles sales, les pittoresques vicoli qui constituent la bruyante vie locale. J’ai perdu tout contact avec Raffaele Ruggiero et je ne serais pas capable de retrouver la petite place où des gamins jouaient au football et où se trouvait la voiture. Toujours est-il que les portes en bois du petit abri s’ouvrirent finalement et qu’une vieille Ferrari Vignale Sport en sortit.
« Elle était dans un état pitoyable, mais sa carrosserie d’origine en aluminium était complète. Finalement, nous avons ouvert le capot et j’ai pu voir le moteur. Oui, c’était bien un V12, mais je n’avais jamais entendu parler d’un V12 Ferrari à soupapes latérales… À l’évidence, la voiture avait fini avec un bloc Ford Lincoln sous le capot. Aucun numéro n’était visible sur le châssis rouillé, mais la voiture était accompagnée d’une identité supposée, 0304TF, et de tout un historique en Amérique du sud ».
« Je ne l’ai pas acheté, effrayé par la complexité de sa restauration et, même rapporté à cette période bénie, par le prix qui était plutôt raide. Elle fut achetée plus tard par Giuseppe Medici de Reggio Emilia ».
Le nouveau propriétaire confia alors la restauration de cette importante voiture à différents spécialistes des environs de Modène. Piero Mazzetti monta un moteur Tipo 555 F1 repéré à Modène qui était probablement celui utilisé autrefois pour animer la soufflerie des modèles réduits que le premier directeur technique, Carlo Chiti, avait installé à l’usine de Maranello vers 1960.
La carrosserie fut elle aussi restaurée, par Ellis Garuti de Rubiera. Giuseppe Medici/ Cevenini pilotèrent la voiture aux Mille Miglia Retro de 1984 et Medici/ Bottero dans l’épreuve de 1986. En mai 1988 la voiture fut vendue aux enchères au passionné britannique Jeremy Agace, domicilié à Monaco, avant d’être achetée par l’historien Ferrari et autorité de la marque, Antoine Prunet qui, à son tour, l’engagea au Tour Auto avec son ami Gregory Noblet, le fils de Pierre Noblet, l’ancien pilote Ferrari. Elle passa finalement au vendeur en mars 2002, aux mains duquel 0304TF/0306TF reçut enfin une longue et méticuleuse restauration bien documentée à la Carrozzeria Nova Rinascente du très respecté spécialiste Dino Cognolato de Vigonza, près de Padoue. Son 4 cylindres a été révisé par Corrado Patella et la voiture engagée par son nouveau propriétaire, un collectionneur privé bien connu, dans une multitude de manifestations jusqu’en 2016, parmi lesquelles le Grand Prix historique de Monaco, les Mille Miglia, Le Mitiche Sport à Bassano et le Tour Auto, pour n’en citer que quelques-unes.
La voiture est dans un état impeccable, ayant été entretenue jusqu’à ce jour par le réputé Corrado Patella de l’Autofficina Omega au nord de l’Italie, l’un des meilleurs spécialistes Ferrari d’Europe. La voiture est vendue avec ses papiers FIA en cours et un dossier historique qui comprend un important rapport très détaillé de Marcel Massini.
C’est une fascinante Ferrari 4 cylindres proposée avec un historique complet, depuis ses premiers jours au sein de l’écurie d’usine, telle que pilotée par les légendaires Mike Hawthorn et Umberto Maglioli en 1953, en passant par sa riche et chaotique épopée sud américaine en compétition, jusqu’à sa redécouverte attestée par des photos sous forme d’une épave orpheline dans une casse napolitaine en 1974/75. Elle a été suivie d’une restauration bien documentée par quelques-uns des meilleurs spécialistes du milieu et a couru d’autres compétitions.
En possession d’un passionné, cette étonnante Ferrari des débuts de la marque a été bien entretenue et utilisée et n’est pas seulement le seul exemplaire survivant des trois Ferrari 625 Targa Florio Spider Vignale produits, mais aussi une Ferrari pratique, très « utilisable » et polyvalente pour le collectionneur passionné et actif.
Cette auto rare (châsis 0304TF/0306TF et moteur n° 14) est estimée entre 4 500 000 et 6 500 000 €.